Guantanamo, les portes de l’enfer
En partenariat avec Le Figaro Magazine, à l’occasion de la 200e du magazine Enquête Exclusive, sur M6, Bernard de La Villardière a pu se rendre à Guantanamo, le camp de détention le plus sécurisé au monde. Un reportage exclusif dans un univers de non-droit.
Avec son pub anglais, son golf, ses jardins égayant des cottages aux façades austères, Guantanamo en ce petit matin d’octobre a des airs de Jersey, l’île anglo-normande. Nous sommes arrivés la veille munis de nos laissez-passer, badges autour du cou, surveillés de près par trois officiers de presse en treillis beige. Ils ne nous quittent pas un instant depuis que nous avons posé le pied sur l’enclave américaine à l’extrême sud-est de l’île de Cuba. Les conditions qui nous ont été imposées pour ce tournage sont très strictes : nous devons respecter la volonté de nos interlocuteurs de témoigner sans montrer leurs visages. Il nous est impossible d’interroger des détenus ni même de les croiser.
Guantanamo a la même superficie que Jersey, 118 kilomètres carrés. Mais le comité d’accueil n’a pas la même allure. Après deux heures et demie de vol en provenance de Miami, il a fallu traîner nos bagages et le matériel de tournage jusqu’au bout du tarmac avant de passer à travers un espace grillagé grand comme un terrain de basket. Les maîtres-chiens de la police militaire font office de machine à rayons X. La belle lumière du soleil couchant donne une touche surréaliste à la scène. Serait-il possible de passer des vacances à Guantanamo ? C’est sous escorte que nous montons dans un bus scolaire désaffecté avant de traverser la baie sur une barque qui doit dater de la guerre du Viêt Nam. Ma voisine d’un âge certain, m’explique qu’elle quitte régulièrement sa maison du Michigan pour venir ici se reposer avec son mari retraité, car elle s’y sent plus en sécurité qu’aux Etats-Unis.
Guantanamo est la plus vieille base américaine hors des Etats-Unis. Et la seule située dans un pays n’ayant pas de relations diplomatiques avec eux. L’accord initial prévoyait le versement d’un loyer de 4 000 dollars par an au gouvernement cubain. Mais depuis l’arrivée de Fidel Castro au pouvoir en 1959, le fameux chèque n’est plus encaissé et Cuba réclame vainement la restitution du territoire.
La Guantanamo Bay Naval Base serait sans doute restée dans les oubliettes des traités d’histoire et de géographie si l’administration Bush n’avait pas eu la curieuse idée d’y construire un camp de détention devenu tristement célèbre. Premier coupable : le camp X Ray.
C’est là qu’ont été détenus pendant quatre mois les djihadistes présumés arrêtés sur le territoire afghan fin 2001. Mais l’acte de naissance du camp de détention date du 28 décembre 2001. Ce jour-là, George Bush autorise par décret la détention sans limite et sans chef d’accusation de tous les « combattants illégaux » arrêtés ailleurs que sur le sol américain.
Un an plus tard, Guantanamo compte six cents détenus. Ouvert début janvier 2002, le camp X Ray a été fermé quatre mois plus tard. Mais le mal était fait. Au-delà du scandaleux traitement réservé aux prisonniers, l’opération est un désastre pour l’image des Etats-Unis. Encore choquée par la tragédie du 11 septembre, l’Amérique se met à dos une grande partie de la communauté internationale. Excès de naïveté ou de cynisme, c’est l’armée américaine elle-même qui diffuse les premières images de ces détenus en pyjamas orange entravés et enfermés dans des cages en plein air, comme des lapins dans un clapier. Les prisonniers sont équipés de lunettes à verres opaques et de casques assourdissants pour achever de les couper du monde. Ils mangent de la bouillie et dorment sur une simple natte à même le sol. Guantanamo devient « le goulag des temps modernes », où même des mineurs seront enfermés.
C’est sans doute pour effacer cette image que les médias du monde entier sont aujourd’hui les bienvenus à Guantanamo. Prudents, nos officiers de presse s’expriment peu sur le fond du dossier. Ils veillent à ce que nous suivions à la lettre les restrictions de tournage. « Vous ne pouvez pas faire de travelling sur les barbelés », « il est interdit d’interviewer des civils ». Ils sont trois, s’expriment peu et se font appeler par un nom de code : MC1, MC2, MC3. MC pour Military Communication. C’est par un demi-sourire résigné qu’ils acceptent de nous emmener jusqu’au camp X Ray. On peut juste le filmer de la route qui surplombe le site. On pourrait y tourner un « remake » du Pont de la rivière Kwaï. Le camp est gagné par les lianes et les herbes folles. A deux pas des miradors et des kilomètres de barbelés, autrefois, électrifiés, une zone pavillonnaire est sortie de terre.
Le camp X Ray a été remplacé par le camp Delta. Cent soixante et onze détenus y sont enfermés aujourd’hui encore. Parmi eux, 93 Yéménites et une vingtaine d’Afghans. Nous commençons notre visite par l’hôpital pénitentiaire. Le médecin-chef veut bien nous dire quelques mots, mais pas question d’apparaître à l’image, ni de donner son nom. Il craint des représailles contre sa famille aux Etats-Unis. Il y a eu plusieurs suicides à Guantanamo et ce que l’on redoute le plus ici, ce sont les grèves de la faim. Il y en a eu des centaines depuis début 2002. Et du point de vue de l’administration du camp, les mettre en échec fait aussi partie de la guerre contre le terrorisme. Le colonel me montre la sonde que le personnel médical introduit dans le nez du détenu, de gré ou de force. « On fait cela, le plus gentiment possible assure-t-il. Nous utilisons des produits standards, les mêmes que ceux employés dans les hôpitaux américains pour lutter contre la malnutrition ». La sonde est introduite par le nez et enfoncée jusqu’à l’estomac. « Vous pouvez survivre plusieurs mois avec cela », explique le médecin-militaire sur un ton qui se veut rassurant. Pour lui, si certains grévistes de la faim sont animés d’intentions politiques, les autres veulent « simplement changer quelque chose dans leurs conditions de détention ». Difficile d’en savoir plus. Si les inspecteurs de la Croix-Rouge Internationale viennent ici tous les trois mois, leurs rapports restent confidentiels.
Au camp Delta, la numérotation des prisons est indexée sur la condition carcérale. On nous a dit d’emblée que nous ne pourrions pas nous rendre au camp 7, le successeur du camp X Ray. C’est là que seraient détenus une quinzaine de prisonniers considérés à la fois comme « très dangereux » et de « grande valeur » Parmi eux, Khalid Sheikh Mohamed, censé être l’un des cerveaux du 11 septembre. Son procès devrait se tenir l’an prochain aux Etats-Unis. Le camp 7, accessible aux seuls agents de la CIA et à la Croix-Rouge Internationale, est situé dans un lieu tenu secret. Dans ce territoire confetti, il doit être facilement repérable. Mais pas possible de fausser compagnie à nos gardes qui ne nous lâchent pas d’une semelle.
Nous sommes dirigés vers le camp 5, soumis lui aussi à des conditions strictes de sécurité. Nous pénétrons dans une forteresse en béton dans laquelle la lumière entre à peine. Succession de couloir et portes blindées avant d’accéder à ce que l’on nous a présenté comme « le clou du spectacle » : apercevoir les détenus à travers une glace sans tain. Nous les voyons mais ils ne peuvent pas nous voir. Sentiment de gêne entre nous, mais qui échappe totalement à nos interlocuteurs, à commencer par le directeur du camp 5. Ces détenus ne sont pas les « insoumis » du camp 7. Ils sont « compliants », c'est-à-dire « dociles ». Ils ont pourtant des chaînes aux pieds. Un garde armé les surveille posté derrière une grille qui le sépare du bloc de cellules sur deux étages. Avec gourmandise, le directeur du camp 5 - qui veut lui aussi garder l’anonymat - nous détaille tout ce à quoi les détenus ont droit : « cours de langue arabe, d’anglais, d’informatique… ils jouent beaucoup avec les consoles de jeux. Mais ils ont les jeux basiques, pas de jeux violents »…
Une fois par semaine, les détenus du camp 5 peuvent communiquer avec leur famille par téléphone ou par Skype.
Poursuite du programme au pas de charge par la visite d’une cellule témoin. Tout est fixé au mur, à commencer par le bloc WC, afin d’éviter que les détenus ne s’en servent comme projectile. Du coup, certains d’entre eux bombardent les gardiens de leurs « fluides corporels ». On a compté des centaines d’agressions de ce type au cours des premières années du camp. Urine, matière fécale, sperme ou vomi : tout est bon pour manifester sa colère. Pour faire échec à cette forme de guérilla, l’administration du camp a mis au point « la splash box ». Un officier n’est pas peu fier de nous en faire la démonstration : grâce à cette boîte coulissante on peut passer au détenu repas et boissons sans qu'il y’ait de contact possible.
Toujours sous bonne escorte, nous ressortons du camp Delta. Derrière les rangées de barbelés qui marquent les limites de cet univers concentrationnaire, des collines couvertes d’herbe grasse et des blocs de rochers que l’on rêve d’escalader en toute liberté. Et la mer que l’on aperçoit à tout moment mais que l’on ne peut pas filmer « car cela donnerait des indications aux insurgés », nous assure un officier. « Craignez-vous une attaque par un ennemi quelconque ? » Il réfléchit, cherchant la question piège. Puis, impassible : « Non, pas du tout. Ce que je crains le plus ici, c’est un tsunami ou un tremblement de terre comme en Haïti ».
Le pire ennemi, dans le fond, à Guantanamo, à part les caprices de la Terre, ce sont ces journalistes avec leur esprit mal tourné. Si jusque-là nos gardes sont restés suspicieux mais débonnaires, changement d’atmosphère lors de l’entretien avec le commandant du camp de détention, le colonel Dennis Thomas. Il est membre de la police militaire depuis vingt-deux ans. Il a été inspecteur des centres de détention en Irak et en Afghanistan de 2006 à 2008. Je lui parle du scandale d’Abou Ghraïb et l’interroge sur la manière dont on pourrait l’éviter à Guantanamo. « Ma génération veut que plus jamais un Abou Ghraïb ne se reproduise… nous en avons tiré des enseignements… nous défendons la dignité et le respect des détenus auprès des gardiens ». Le colonel nous affirme que des sanctions disciplinaires sont prises contre ceux qui commettent des sévices. Parmi les anciens pensionnaires de Guantanamo, quelques Français qui, de retour chez eux, ont déposé plainte pour « torture et séquestration ». Des affaires encore à l’instruction devant le tribunal de Paris.
L’interview se poursuit : « J’ai vu des détenus avec des chaînes aux pieds, pourquoi ? » Réponse du colonel, le visage crispé : « Ils sont en totale liberté dans leurs blocs. Mais lorsqu’on les escorte à l’extérieur, vers l’infirmerie, en salle de cours, ou pour un rendez-vous avec leur avocat, nous devons maintenir un niveau de sécurité. » Une déclaration qui ne correspond pas à ce que nous avons pu constater un peu plus tôt lors de la visite du camp 5 : des détenus les pieds entravés à l’intérieur même de leur bloc, enchaînés au sol alors qu’ils étudiaient, installés à une table.
Près de onze ans après sa création, le camp de Guantanamo reste une zone de non-droit dont l’ONU a vainement réclamé la fermeture à plusieurs reprises. Barack Obama avait promis de le faire. Il y a peu de chances que le dossier soit réglé d’ici la fin de son mandant, car le président américain a face à lui un Congrès à majorité républicaine pas du tout disposé à l’aider dans son projet. La plupart des 171 détenus de Guantanamo sont arrivés sur place avant 2003. A ce jour, la grande majorité n’a pas été jugée. Plus de 3000 personnes veillent sur eux jour et nuit. Ce qui en fait sans doute la prison la plus chère du monde. En quittant ce monde un peu schizophrène créé par George W. Bush après le 11 septembre, on ne peut s’empêcher de penser à ce que disait Barack Obama, il y a un an à peine : « Guantanamo est peut-être le meilleur argument de recrutement utilisé par les organisations djihadistes. »
Texte : Bernard de La Villardière
Photos : Georges Mérillon