Bogota. C’est mon premier voyage en Colombie. J’ai emporté « Bogota Jungle » de Mylène Sauloy. Elle décrivait une ville attachante mais livrée à la violence, à l’arbitraire. Avec ce que cet air qui sent le soufre peut avoir d’envoûtant… même s’il est plus rare à 2 600 mètres d’altitude. Depuis quelques années, la criminalité a reculé de manière spectaculaire. Policiers et militaires sont très présents – surtout dans les quartiers chics qui n’ont rien à envier au Quartier Latin. Mais le Quai d’Orsay continue de mettre la Colombie sur la liste noire des pays non recommandés aux ressortissants français. Le cas si douloureux d’Ingrid Betancourt reste l’obsession de la France. Nicolas Sarkozy ne vient-il pas de recevoir sa famille à l’Elysée au premier jour de sa prise de fonction ? Je me souviens d’un coup de fil de Dominique de Villepin – alors au Quai d’Orsay – me recommandant Astrid, la soeur d’Ingrid qui venait d’arriver à Paris. J’avais connu Ingrid à Paris quelques temps avant son enlèvement grâce à mes amis des Ouvriers du Paradis et notamment de Thierry Consigny. Après son enlèvement, nous avions très vite mobilisé les journalistes grâce au Press Club.
Il y a un an une chaîne m’a proposé de faire une enquête sur les ratages de la diplomatie française dans le dossier Ingrid Betancourt. Mais mon attachement à cette famille m’aurait empêché toute analyse objective. Je ne voulais pas prendre le risque d’aviver des douleurs si profondes.
A Bogota, j’ai rencontré Yolanda Poulecio, la mère d’Ingrid. J’ai pu vérifier chez cette femme si belle et élégante, un des mystére de la nature humaine. Cette capacité qu’ont certains êtres à rester dignes dans le malheur. Il y a deux ans, j’avais dîné avec elle et le Père de Florence Aubenas chez Marthe de La Taille. Un cruel hasard a voulu que deux jours avant ce rendez-vous, l’envoyée spécial de Libération ait été enlevée en Irak. Ce soir-là, le Père de Florence était muré dans son angoisse. Mais son regard n’en laissait rien paraître. Il écoutait avec bienveillance et humilité les conseils de Yolanda: « Ne vous levez jamais le matin sans avoir décidé de quelle initiative vous prendrez dans la journée pour tenter d’obtenir la libération de votre fille » Tenir par l’action sans relâche. Le moindre petit geste qui fait avancer sa cause, si futile soit-il ! Cela ne diminue pas la douleur mais cela permet de rester debout, d’espérer. Une hygiène de vie autant qu’une stratégie.
Yolanda m’a fait visiter son foyer pour enfant dans un quartier pauvre de Bogota. Ils se pressaient autour d’elle pour montrer leurs dessins. Mais ils étaient tout aussi avides d’attraper nos mains, d’échanger un regard, un mot. Le bureau de Yolanda est d’une grande simplicité. Nous avons fait une interview pour Enquête Exclusive: « Ingrid est vivante, je le sens dans mon cœur » Et on la cru bien sûr malgré quatre ans de silence. Deux jours plus tard, un otage des Farcs, qui était parvenu à s’enfuir, confirmait qu’il avait été détenu avec elle. Qu’elle avait tenté de s’évader à cinq reprises. UN détail qui accréditait la véracité de son récit car cela est tout à fait dans son genre: déterminée, rebelle, courageuse.
Dans l’après-midi ce jour-là, je rencontrais un ex-otage des Farcs. Il est aujourd’hui ministre des Affaires Etrangères. Les titres, le pouvoir, ne m’ont jamais impressionné. La douleur, oui. Comme le matin même avec Yolanda, je suis intimidé. Je suis assis dans l’anti-chambre de vieux palais du centre si coloré de Bogota. Les rayons de soleil viennent mordorer les boiseries du bureau du ministre au bout du couloir. La porte est restée ouverte. Sa silhouette résume l’homme: délicate, magnétique, toute de douleur et d’énergie contenue. L’énergie du survivant. Je pense à Jean-Claude Kaufman de retour de trois ans de captivité au Liban: « J’ai appris à distinguer l’essentiel de l’accessoire » disait-il dans une interview au Figaro Magazine peu après sa libération.
Arau nous reçoit avec chaleur et simplicité. Il a réuni quelques pièces à conviction de ses six ans de détention dans la jungle. Et notamment le journal tenu par sa femme avant qu’elle ne décide de le quitter. Ou plutôt de ne plus l’attendre. Il paraît lavé de l’intérieur par l’épreuve. Mais le regard est droit et pénétrant. Il me raconte sa femme qui l’a abandonné, ses enfants qu’il n’a pas vu grandir et puis cet ancien geôlier qu’il aime à retrouver parfois autour d’une bière près de son ministère. Sa capacité à faire de l’exercice physique sur un demi mètre carré grâce à six ans de pratique. Ses gardiens qui se moquent de lui quand il pleure de désespoir.
Les guérilleros des Farcs sont parfois très jeunes. Ils n’ont connu que la guerre, la jungle hostile et le message binaire de chefs devenus paranoïaques, schizophrènes, comme les membres d’ETA à force de vivre entre eux, coupés de la réalité dans la représentation d’un monde binaire. C’est le même processus que dans une secte. Les autres, ceux du monde extérieur n’existent plus. Il suffit d’un rien pour cacher chez un homme tout sentiment d’humanité. Je le quitte sur cet autre mystère et me promets de continuer de le vérifier ailleurs sur d’autres terrains. A commencer par le Darfour ma prochaine destination.
Bernard de La Villardière
19 juin 2007